The Multiversity : la lecture éditoriale


"You’re missing stuff by reading too fast."
Earth-35 Flash


  Nul doute qu’il y ait de nombreux niveaux de lectures au dernier chef d’œuvre en date de Grant Morrison, mais un des plus évident est la critique de l’industrie des comics actuelle. Sans rentrer dans l’analyse case par case ("I’m vivisecting a comic book !"), que d’autres ont poussée très loin (je vous conseille de jeter un œil aux annotations de Comics Alliance), voici quelques pistes pour une relecture de la série sous cet angle-là, et notamment de The Multiversity #1, #2 et du Guidebook, qui structurent tout l’ensemble.
 

 


The Gentry


"These are the pitiless ones from beyond the invisible rainbow."
Earth-7 Thunderer


  Venus d’au-delà du 4ème mur, the Gentry incarnent au premier abord des archétypes de vilains classiques, mais peuvent aussi s’envisager comme des influences éditoriales ayant « infectées » nos comics :
-    Dame Merciless serait ainsi la femme fatale / le sérieux et le grim & gritty
-    Demogorgunn la horde ou les zombies / la volonté de plaire au masse mainstream
-    Lord Broken  le fou dangereux ricanant / la violence et le gore décomplexé
-    Hellmachine la ville maudite à la Gotham / le besoin forcené de rentabilité (la bouche vorace et la ville sur son dos m’évoquant Wall Street ou la City)
-    Intellectron le génie du mal / la rationalisation et l’intellectualisation à outrance
  The Gentry incarneraient donc l’ingérence éditoriale tout autant que l’influence néfaste du monde réel sur le monde magique et merveilleux des comics ("We know exactly where they come from… Earth 33."). Les éditeurs et bureaucrates qui souhaitent « convertir » les artistes à privilégier le marketing au créatif ("We want yu 2 give up yr dreams", "We want 2 make yu like us"). Mais ils ne sont que des agents, qui malgré tout contribuent au processus de création (ils ne sont pas là pour détruire, mais pour corrompre). Leur maître, lui, n’apporte rien à l’équation ; il se contente de venir les mains vides.

 



The Empty Hand


"Reset. You have died before, and you will die many times more before I am done with you.”
The Empty Hand


  Véritable ennemi de Multiversity, The Empty Hand peut être vu comme les actionnaires des compagnies de comics, exhortant les éditeurs / Gentry à adapter les comics à ce qu’ils pensent devoir rapporter le plus. Il incarne la figure récurrente dans la série du propriétaire venant réclamer son dû, récoltant le fruit du travail des autres. Le processus de gentrification, dont the Gentry tirent leur nom, consiste d’ailleurs à « améliorer » un quartier pour pouvoir louer plus cher, souvent au détriment des habitants originels. On peut noter au passage que ses agents sont les héros de Lil’ Gotham, initiative purement éditoriale s’il en est pour séduire un nouveau marché. Mais The Empty Hand a aussi déjà détruit un Multivers ("They feed and grow strong on the starry carcass of our previous victim… Multivers-2 !”), impliquant qu’il est surtout celui qui décide d’infliger des Crisis au DCverse pour mieux l’adapter à l’air du temps et à ce qu’il pense être les attentes des lecteurs, mettant donc fin aux continuités précédentes. Quel vilain plus ultime que celui qui ne détruit pas l’univers, mais fait carrément en sorte qu’il n’ait jamais existé ?
  Alternativement, et en observant ce que la série a à dire sur les compagnies de comics autres que DC, on peut cependant y voir une autre interprétation. Si Image, représentée par Dinocop, se tient à l’écart et se contente d’observer la bataille, le cas de Marvel est plus parlant. The Empty Hand a commencé par détruire Earth-7, l’équivalent de l’univers Ultimate, avant de s’attaque à Earth-8, celui du Marvel 616. Et à la fin, les héros d’Earth-8 (et notamment MachineHead, alias Iron Man) sont au premier rang de la lutte contre the Gentry qui se déroule donc dans l’Univers Marvel, qui est dans l’immédiat le plus menacé. Univers Ultimate et Iron Man, sans compter les multiples références au fait que les comics sont fait pour être des films ("The Bug ? I saw the movie.") semblent tous pointer vers les vrais propriétaires de nos héros, ceux qui arrivent véritablement les mains vides pour se contenter d’exploiter ce qui existe déjà : Disney et Warner. L’influence néfaste des univers cinématographiques sur les comics pourrait donc être la vraie menace ("We’re preparing for a full-scale invasion from a higher order of reality", live action vs dessin), ce qui serait cohérent avec la date où Morrison a commencé à développer Multiversity, 2005-2006, qui correspond au début du phénomène. Si c’est bien le cas, il y a cependant peu d’espoir de victoire vu la différence de profits dégagés ("I have concluded my assessment of your strenght. I have nothing to fear from you."). Mais comme le montre Multiversity #2, Morrison est loin d’avoir perdu l’espoir dans les comics.

 



Nix Uotan


“- Choose your weapons, Nix Uotan !
-    I choose… you.”

Intellectron & Nix Uotan


  Comme on le découvre avec le dernier numéro, confronté à la menace des Gentry et de The Empty Hand, Nix Uotan choisit de faire confiance aux héros. Il se tourne vers son Rubik’s Cube, qui évoque fortement les cases d’une page de comics, pariant sur le fait que, malgré tout, il y aura toujours de la créativité et de la vie dans l’industrie. D’où l’incroyable et florissante galerie de héros qui sauveront le Multivers, dont la diversité (ethnique, sexuelle, culturelle…) constitue la force. Pour combattre The Empty Hand, la clé réside dans l’imagination et la créativité ("Solution’s obvious – our enemy is vulnerable to the impossible"). A ce titre, les one-shot nous montrent que ce sont les mondes déjà trop corrompus par la réalité qui succombent aux Gentry :
-    Society of Super-Heroes a été touché par la guerre, une vraie guerre, qui a poussé ses héros à des actes très discutables pour y faire face (une référence à la disparition des Pulps après la Seconde Guerre Mondiale ?).
-    The Just par la starification et la possibilité d’une victoire définitive des héros, ainsi que la très forte probabilité que quelqu’un doté de super-pouvoirs les utilisent plutôt pour son propre plaisir que pour combattre le crime
-    Pax Américana par la politique et la rationalisation, le destin de Yellow Jacket illustrant à merveille ce qui arriverait si l’on essayait vraiment de faire des histoires de super-héros « réalistes ».
-    The Mastermen par la dérive des comics de propagandes et plus largement des comics à thèse ou tentant de faire passer une quelconque idéologie plutôt que du simple divertissement
  Le seul one-shot nous proposant une victoire claire des héros est celui présentant le monde le plus innocent, le plus premier degré et le plus fun, Thunderworld. Le plus Golden Age, le plus comic-book tout simplement. On y trouve au premier plan l’opposition Sivana/Shazam, science/magie, éditeurs/artistes, commerce/art. La première action de Sivana après avoir conquis le Roc of Eternity est d’ailleurs de le transformer en open space (=> gentrification, on remplace les appartements par des bureaux). Le Roc de Shazam, l’imagination, est plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur, contrairement au Roc artificiel des Sivana.
  Le tout début de Multiversity #1 nous montre des insectes grouillants, florissant jusque dans les cheveux de la propriétaire venue réclamer son loyer. Pour Nix Uotan et pour Morrison, la vie, la créativité, l’audace trouveront toujours un moyen de survivre aux modes, aux actionnaires et aux multinationales. Et peut-être même que, comme nous le montre Nix Uotan à la toute fin de Multiversity #2, il est possible de créer des comics purs, funs et plein de vie et de quand même arriver à payer son loyer !


 


Le Multivers
 

« With grateful acknowledgement of the work of the many artists, writers, colorists, letterers, editors and others who have contributed to the rich tapestry of the DC Comics Multiverse. »
Grant Morrison, Map of the Multiverse


  Lorsque DC décide que ses héros du Golden Age, abandonnés quand l’Empty Hand de l’époque décréta qu’ils ne correspondaient plus aux attentes d’un public de plus en plus séduit par la SF, n’ont pas vraiment disparus mais existent toujours sur une Terre parallèle, la compagnie sauvegarde à jamais la créativité et la diversité d’une ère qu’elle avait pourtant condamnée. Comme il nous l’a démontré avec brio lors de son run sur Batman, tout compte aux yeux de Morrison, toutes les époques, toutes les histoires. De manière assez unique, c’est bien grâce à l’existence du concept génial de Multivers que, malgré les Retcon, les Crisis, les reboot et les relaunch imposés par des éditeurs et des financiers, rien ne disparaît jamais vraiment dans le DCverse. Les histoires les plus folles, les personnages les plus obscures, les What if ? les plus improbables, bref toutes les contributions de tous les artistes ayant un jour apportés leur pierre à l’édifice DC Comics sont toujours là, quelque part, dans un recoin d’une Terre parallèle.
 


Note : j’ai volontairement laissé de côté Ultra Comics, qui nécessitera un article entier uniquement pour lui… lorsque j’en aurai compris un peu plus !